Le seuil du jardin ou quand l’art est « abstrait mais avec des
souvenirs » (comme le revendiquait Paul KLEE). Au premier plan, une broderie noueuse, forgée et ciselée aux coulures
transparentes d’un dripping bleu curaçao. Le spectateur se trouve ainsi
isolé derrière un dispositif qui agit à la manière d’un moucharabieh. Il
perçoit alors un second plan constitué d’un grand aplat lumineux comme un
instant d’éternité, ombragé sur le bas et délimité en haut par une lointaine
futaie. C'est un monde ou le soleil à son zenith inonde notre cœur d'enfant
dans un parc imaginaire.
Sûrement une réminiscence des temps heureux, d’un Eden introuvable.
Dans un
roman d’André Hardellet, le Seuil du jardin, Swaine, dit au peintre
Masson : « Ce que proposent vos tableaux, ce qu’ils vous rappellent
et me rappellent également comme s’ils venaient d’un… d’un fond, d’un passé
commun encore accessible à certaines consciences. ».
Ce roman s’ouvre sur cette citation de Marcel Proust
« Cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant »
L'oracle blanc est un beau songe qui remise le cogito
au porte manteau des âmes.
C’est une
œuvre atemporelle, sans chlorophylle, toute de porosité blanche et de rouille
couturée. Une imposante arche monolithique, sorte de congère cyclopéenne habite
l’œuvre d’une présence organique. Elle se dresse, énigmatique, drapée
d’hiératisme comme le vestige d’une proto-religion. L’artiste, qui est bien le
seul à pouvoir monter le volume du son du silence, a entendu au loin, dans la
brume dense de son imaginaire, le chant infini du néant. Il donne alors un
visage fabuleux à cette partition métaphysique Attention, l’image n’est
pas preuve ! L’artiste est un funambule qui avance sur la ligne de crête qui
sépare l’en-dedans et l’au-dehors. Il transcende son vertige pour nous
restituer des images dont il ne garantit pas la provenance. C’est là toute la
magie de l’art, l’alchimie peut être insouciante et son résultat fulgurant.
Cette œuvre d’art, de par sa force singulière, son
étrangeté et son traitement chromatique est dans la filiation artistique d’une
œuvre culte de la fin du 19ème siècle : « L’ile des morts » d’Arnold
Böcklin.
rait est la base première de l'art, de
la préhistoire à nos époques transitoires.
Tracer et délimiter c’est avant tout dire quelque chose en donnant une
apparence à un agrégat d’atomes. C’est dans la définition et la
distribution de l’espace que nous pouvons nous situer. Le trait est au distinct
ce que l’homme est au divin, une interrogation sans fin sur la forme et le
fond. C'est ce même trait qui segmente et sépare chez Mondrian, qui va
s'angoisser chez Bernard Buffet et être le dispositif essentiel du graffiti. Il
sait également, pour nommer les choses dans l'espace, se livrer à d'audacieuses
acrobaties pour devenir arabesque chez le calligraphe.
Ici, le
trait est traversant, linéaire dans son intention première, il s'abandonne à la
dilution puis à l'empâtement d'un Lapis Lazuli coagulé pour découper avec plus
d'à-propos un fond brossé de blanc ocreux en une tectonique vibratoire qui
renvoie aux facettes intimes de l'artiste dans sa relation au monde. Mais
en aucun cas, ce trait qui divise la surface de ce papier égratigné pour
définir les masses nécessaires à la narration d'une architecture absolue, ne
désagrège l'œuvre dont l'unité est préservée.
Le trait est plus qu’il ne paraît, il est, tout
simplement.
J'aime tout particulièrement cet art de la gravure
indirecte qui de l'aquatinte à l'eau forte a cette magie particulière de la
variation subtile.
J'ai ainsi fait notamment l'acquisition de deux œuvres
de ce type. Bien qu'appartenant à une série ayant pour thème la même façade
d'une maison, elles ne paraissent pas être des sœurs de création tant
elles sont différentes. Si sur l'une on distingue bien effectivement la
silhouette spectrale d'une maison
sur l'autre ne subsiste plus dans un registre quasi monochromatique qu'un
bruissement pulsatoire.
Cet effacement provoqué n'est pas qu' esthétique, il est également
philosophique.
En épongeant délibérément l'hémoglobine de la
première pour nous en livrer une version exsangue, l'artiste
Caroline Leite ôte le voile des apparences. Elle tire ainsi d'un coup sec
l'étoffe qui couvre le catafalque où gisent nos illusions perdues.
Il y a une forte parenté dans sa démarche artistique
avec celle de la sculptrice Rachel Whiteread.
Elles ont toutes deux cette volonté de redonner de la dignité au quotidien, une
histoire à l'anodin
et cela le plus souvent, avec des techniques et médiums plus
proche
du monde industriel que du marchand de couleurs.
Singulier ? Vous avez bien dit singulier
? Oui, je choisis ce terme car j'ai d'abord avant tout un goût prononcé pour
les chemins de traverse, ceux-là même qui tournent le dos à la structure
analytique du mental pour laisser libre cours à la créativité intuitive.
Je ne recherche pas à tout prix à être original mais l'artiste qui s'éloigne
des stéréotypes le sera forcément. Roger Caillois ("L'homme qui aimait les
pierres" comme l'appelait Marguerite Yourcenar) revendiquait le droit de
"penser en oblique". Je revendique pour ma part le droit de
"peindre en oblique", d'inscrire ma peinture dans la tradition
alchimique, le chamanisme et la médiumnité.
On parle
comme on respire, le plus ordinairement pour ne rien dire, sûrement pour se
rassurer d'être encore en vie. Pour ma part je me dis souvent que je n'ai rien
à dire, mais vraiment rien à dire que vous ne sachiez déjà inconsciemment, mais
paradoxalement tant à partager ! Mais pour cela il faut accepter de faire
quelques accrocs à son plumage d'homme sage, quitte à être un escroc avec
soi-même. L'homme est tissé par le temps et si sa vie ne tient qu'à un fil,
c'est ce même fil qui sert à l'artiste pour tisser son œuvre.
Si "l'art doit révéler et rendre visible l'invisible" (P. Klee)
en ne se limitant pas à reproduire fidèlement les formes visibles de la nature,
il ne doit pas ignorer au nom du joli à tout prix, le meurtre programmé de
celle-ci. L'impact terrible du développement de l'humanité sur l'environnement
planétaire est tel que même l'obsession de peindre le mystère s'en trouve
affectée. La naissance de l'industrialisation de nos sociétés a certes donné de
grands tableaux enfumés (notamment chez William Turner et Claude Monet) mais
ceux-ci ne se doutait pas alors que le dioxyde de carbone était un poison lent
et que sa diffusion correspondait avec le début de l'ère de
l'anthropocène.
La mode des peintres d'histoire est certes passée mais le retour à une
certaine prise de conscience écologique et politique doit absolument faire
partie des préoccupations de l'artiste d'aujourd'hui même si par définition
celui-ci doit être dégagé de ces basses préoccupations pour ne se préoccuper
que du sublime firmament qui l'attend dans ses rêves ultimes.
Il ne s'agit pas d'être mainstream ou de ne pas être mais d'être avant tout une
pulsation artistique à l'unisson.
Mais en tout
cas il faut comprendre que lorsqu’il s’agit de rendre au monde ce que l’on
perçoit, la valeur de ce que l’on restitue résulte de l’étendue et de
la qualité de son langage et par là même de son vocabulaire : je
peux le dire, non exactement comme je le pense ou le ressens au fond de moi,
mais comme je le peux avec mes limites d’expression.
L'art a pour
finalité première de proposer au spectateur des œuvres dont le magnétisme
rémanent devra être suffisant pour déclencher chez lui plus qu'une simple
persistance rétinienne mais un véritable processus d’appropriation.
De par
l’action de cette force magnétique et intrusive, l’expérience sensible du
récepteur se déroule alors dans un temps qui n'est plus tout à fait le sien,
car virtuellement partagé avec celui de l'émetteur. On peut dire que ce temps
là équivaut " au temps qui sort de ses gonds" d'Hamlet. Ce
"petit miracle" de communion spatio-temporelle, où le temps et l'esprit
des uns et des autres se mêlent dans une expérience sensible est unique dans le
monde de relations par lequel nous existons. Il vient couronner le
travail solitaire et exigeant du peintre et c'est donc, également ma récompense
.
Le titre
de cette œuvre est emprunté à un texte de René Char
pour
"Nature morte au pigeon" dans : "En vue de Georges
Braque" (Recherche de la base et du sommet)
"Occupe
et redistribue l'espace à ta façon, fait vibrer les couleurs à l'unisson de ton
coeur et montre nous l'invisible" .
Dialogue imaginaire entre l'artiste et un
amateur d'art :
Une résurrection, c'est un sujet qui n'est plus guère représenté de nos
jours ! Vous croyez en une réalité transcendante pour
aborder un tel sujet ?
Je crois en l'émerveillement, au tic tac incessant de nos rêves.
La montre du grand horloger est peut-être arrêtée (Dieu est mort dit
Nietzsche) mais elle donne quand même l'heure juste deux fois par jour. On
peut donc toujours être dans le vrai à un moment ou un autre.
Mais vous croyez en quoi au final ?
Au "Je ne sais quoi de Jankélévitch"
Vous ne savez donc rien ?
Si je sais le bleu, le bleu du firmament. La revivification des os n'est
ici qu'une péripétie, un prétexte au
bleu. Le bleu de nos songes contre le sang de la terre.
"Regarde
bien / De tous tes yeux, le visage de ta mère/ Afin d'en conserver l'image
"
chante Butterfly à son enfant avant de se donner la mort.
Les images s'enracinent en nous pour constituer le fonds iconographique de
notre expérience.
Elles sont l'alpha et l'oméga de l'atelier mental de l'artiste.
Nous sommes maintenant submergés par un flot continu d'images, mais seules
certaines, à l'issue d'un tri sélectif dont la logique nous échappe,
deviendront ces réminiscences
qui nourriront nos pensées et créations.
Ainsi, ci-contre, cette ancienne photo
du
début du 19 ème siècle signée par le photographe voyageur H.G Ponting au reflet
obsédant d'une Geisha sur l'eau m'a inspiré pour aborder le thème de Mme Butterfly.
Nature morte au fantôme
(acrylique sur papier 38x24)
La " Nature morte au fantôme " s'apparente aux Vanités.
Mais ici, point de crucifix ou de livre saint pour se raccrocher aux branches
paradisiaques.
L'œuvre est résolument profane, l'hémorragie de l'être y est sans rémission,
symbolisé par l'image d'un fantôme qui, tout en reprenant le rôle symbolique du
crâne traditionnel, compromet, car non solide comme l'os, une possible
résurrection.
Certains des accessoires de la composition indiquent que le sujet a bel et bien
été prémédité pour dire " autre chose ". Ce sont des contenus
autonomes qui renvoient, comme la miniature en ivoire représentant une geisha,
le billet d'entrée à un spectacle et le papillon jaune, à Mme Butterfly de Puccini.
Une atmosphère fantasmagorique propice à la dramaturgie émane d'ailleurs
du tableau. Le fond vibrionne, il est agité de bourrasques cosmiques qui
dynamisent la composition.
Il y a rupture avec le concept de vie silencieuse et immobile qui est la
règle du genre
.
Les couleurs des deux aubergines vont du rose au rouge violacé, en passant par
le blanc nuancé.
Ce sont là indubitablement des couleurs de carnation.
L'apparition du fantôme sur l'une d'entre elles à la robe pourpre profond, est
sans équivoque.
Elle renvoie à la détresse abyssale de Butterfly alors que la seconde
sphère potagère, tonitruante, nous renvoie à la lâcheté et au cynisme de
Pinkerton.
La peinture croise alors l'animisme.